La rencontre d'un dessinateur et d'un réalisateur
Lorsqu’Antoine Page et Bilal Berreni se rencontrent, ils ne connaissent pas leurs travaux respectifs. Ils sont solitaires, ne cherchent pas de collaborateurs, et pourtant le courant passe immédiatement. Ils partagent la même passion pour leur domaine, la même croyance en un art populaire et le même désir d’indépendance.
Ils se mettent tout de suite à rêver un voyage à travers la Russie : l’un dessinerait, l’autre filmerait. Bilal interviendrait durant le périple en réalisant des fresques, des installations in situ ; sur le lac Baïkal gelé, sur les immenses escaliers Potemkine, à bord du Transsibérien… Ils veulent lier voyage et expériences artistiques, jouer de la complémentarité de leurs matériaux, le dessin et la vidéo, pour raconter les différents moments du voyage.
Un vaste projet artistique se dessine : le film C’est assez bien d’être fou était né !
Bilal Berreni
(Zoo Project)
Dessinateur & street-artiste
« J’ai commencé par peindre sur les murs de ma ville, de mon quartier. Je défends un art en contact direct avec le spectateur, un art vivant, qui dérange, qui interroge… En France, il me semble que l’art a perdu son caractère populaire et n’est plus réservé qu’à un petit nombre. Pour moi, c’est à l’artiste de faire l’effort d’aller vers les gens et pas le contraire. C’est ce que j’ai essayé de faire avec mes peintures : nouer un dialogue avec le passant, le faire réagir.
Alors pourquoi ce projet de film et de voyage ? Au départ mon idée était de m’éloigner, de quitter mon quotidien, mes repères. Partir. Finalement n’importe où. Aller vers l’inconnu. J’ai 20 ans, j’ai tout à voir, à apprendre, à découvrir. J’ai envie de m’éloigner de ce qui commence à devenir un poids. La routine, l’uniformité, le petit milieu de l’art de rue parisien, un aspect “ branché ” que j’ai toujours combattu. Je crains le piège de l’officialité tout autant que celui de la marginalité, de “ l’underground ”. Partir est un moyen d’échapper à tout cela, d’exciter ma créativité, de respirer un autre air. Ce sera aussi le moyen de confronter mon travail à d’autres regards. Pourquoi le street art ne serait-il réservé qu’aux citadins ? Je veux aller dans les campagnes, dans des lieux vierges de cette culture. Je veux surtout montrer qu’il est possible de peindre, de s’exprimer sur les murs, montrer que l’art peut être accessible à tous. »
Depuis toujours Bilal dessine, tout le temps, sur tout, comme un fou. Rapidement les dessins débordent des cahiers et la rue devient son terrain de jeu. À 18 ans, il crée le nom « Zoo Project ». En l’espace d’un an, il repeint tout le XXe arrondissement de Paris de fresques gigantesques : gros traits noirs expressifs creusant une forme blanche, le style est à la fois brut et évocateur. Des citations accompagnent parfois les fresques. Jamais didactiques ou manichéennes, ces phrases ajoutent une note douce-amère, un contrepoint absurde. La démarche est profondément politique sans que jamais le résultat ne perde de sa douceur poétique.
Bilal accède rapidement à la reconnaissance du milieu. Les galeries le courtisent mais il est déjà ailleurs. Parti en Tunisie au moment de la révolution, il choisit d’y représenter les martyrs puis part s’installer dans un camp de réfugiés à la frontière libyenne. Il y peindra grandeur nature sur du tissu les réfugiés du camp.
Son travail prend la forme d’installations réalisées avec et pour les gens qu’il peint, et cette fois-ci c’est la presse nationale qui s’intéresse à lui (Libération, Le Monde). Lui est déjà loin, reclus en plein hiver par -30° dans une cabane au fin fond de la Laponie, avec le projet de réaliser un roman graphique qui racontera son expérience.
Et ainsi de suite…
Sa vie sera un bouillonnement d’idées, de projets, de réalisations, sans jamais se ménager, sans jamais faire de compromis.
Antoine Page
« À la minute où l’on s’est rencontrés avec Bilal on s’est mis au travail. Plutôt on s’est mis à rêver, à fantasmer ensemble. “ No limit ”, on était d’accord là-dessus. On envisage tout, on teste tout, à nous de réussir à faire exister nos idées.
Mais outre le fait de partager le même état d’esprit, ce qui m’a immédiatement intéressé, c’est qu’avec Bilal j’allais travailler avec quelqu’un maîtrisant un autre domaine que le mien, le dessin, et donc une autre manière de dire, d’évoquer, d’émouvoir. Combinés, nos deux mediums allaient nous permettre d’expérimenter dans tous les sens.
Bref, on était partis. Où ? Impossible de dire, mais en tout cas on y allait avec passion, enthousiasme et engagement.
Après avoir commencé des études d’Histoire de l’Art, Antoine Page réalise ses premiers films expérimentaux (De la politique, Cap Esterel…) dans le cadre des cours de cinéma de Nicole Brenez à la Sorbonne. Ils sont projetés à la Cinémathèque Française, et lui offrent ses premiers succès d’estime (festival de Locarno, festival de St-Denis, FID…). Il poursuit ses recherches formelles dans le genre du documentaire de création, et réalise Cheminement et Largo do Machado.
En 2009, il rencontre Bilal Berreni (Zoo Project) avec qui il travaillera durant 4 ans sur le film C’est assez bien d’être fou, et il acquiert dans le Jura l’ancienne « Maison du Directeur » d’une usine de carton. L’achat de cette maison impulse la création de la société de production éponyme montée avec deux associées, Jeanne Thibord et Sidonie Garnier. Il a pu y produire trois de ses films (Yolande, Maria, Berthe et les autres ; Chalap, une utopie cévenole ; C’est assez bien d’être fou) sans faire de compromis artistique, mais sans non plus réussir à faire exister l’outil frondeur et militant qu’il avait imaginé. L’expérience s’est ainsi terminée au bout de 5 ans, sur un bilan mitigé. Désormais, La Maison du Directeur, est une association et a retrouvé sa vocation d’origine : un lieu dédié au travail de création qui permette à toutes sortes de projets d’exister, en toute liberté.
A l’issue de cette expérience, lassé du système de production du documentaire de création qui lui apparaît exsangue, Antoine décide de tenter autre chose. Plus de scénario, plus de contrainte de format ni d’attentes spécifiques.
Il tire au sort une ville et part s’y installer pour y réaliser des films, mais sans savoir lesquels. Il veut se donner du temps, et ne pas forcer les évènements. Le sort désigne la ville d’Aniche, dans le Nord de la France. Il y filme un peu tous azimuts les gens, les lieux, en attendant qu’un objet s’impose de lui-même.
Un jour, il rencontre plusieurs ados sur une place ; il leur propose de passer du temps avec eux et de les filmer. Une relation de confiance et de complicité se noue. Ce sera « Wesh Gros », nom d’un vaste projet qui regroupe plusieurs films de formes et de formats différents. Ce projet est un vrai jalon dans sa démarche de réalisateur. Il va continuer à suivre ces jeunes, les accompagnera. « Wesh Gros » est devenue une histoire à suivre…
Tout au long de son parcours, l’approche déontologique a pris de plus en plus d’importance dans sa démarche. Ses projets s’inscrivent dans la longue durée et, pour lui, l’indépendance est autant une exigence morale qu’une nécessité créatrice. Il ne croit pas plus en l’écriture de documentaires qu’aux « grands sujets ». Il ne veut d’ailleurs plus faire de films « sur » mais « autour de », et tente d’évoquer plus que dire.